AMY ≈ If you look in the face of evil, evil's going to look right back at you.

Ce n'est pas toujours facile, vous savez. C'est que je les enchaîne, les conneries, voyez-vous. Au début j'y ai cru, vous pouvez me croire sur parole. La petite famille banale, sans trop de problèmes. En réalité, des problèmes, on en avait des tas, des problèmes. Et pas des moindres, qui plus est. Mais j'étais haute comme trois pommes, bien trop jeune pour comprendre, ou même seulement réaliser l'environnement qui faisait mon quotidien. Pour moi, c'était normal, de vivre dans la peur. Dans l'inquiétude, dans l'inconfort, dans l'insécurité. J'étais proche de ma mère, je l'ai toujours été, aussi spéciale soit-elle. Johanna, elle s'appelle. Elle était impulsive, particulièrement lunatique, et exigeante, mais aimante et humaine. Deux qualités dont mon père n'a jamais su faire preuve. Loin de là. Violent, radicale, misogyne, sexiste, pervers, bestial, égocentrique, incestueux, malsain, malveillant, libidineux, maniaque, malin, infernal, lubrique, insensible, sadique, alcoolique, obsessionnel, paranoïaque, puissant et tous les autres défauts de la terre n'auraient pas suffit à lui rendre justice. Il lui arrivait de s'en prendre à moi, de temps à autre. Moins violent qu'avec ma mère, cela dit. Je n'ai pris réellement conscience de son sacrifice qu'à l'âge de douze/treize ans, d'ailleurs. Car en effet, voulant m'offrir un échappatoire, elle a assassiné mon père, dans la cuisine, la veille de mes huit ans. Petite fille que j'étais, je ne comprenais pas tout. C'est au fil du temps que j'ai appris à comprendre que ma mère était courageuse. Une qualité que je lui découvrais. Car du courage, il en avait fallu pour prendre le risque qu'elle avait pris. Assassiner son mari pour sauver sa fille. Assumer le destin qui l'attendait, celui de la taularde qu'elle allait devenir. Le tout pour offrir l'opportunité de mener une belle vie à sa fille, opportunité qui s'évaluait dans le domaine de la probabilité. Rien n'est moins sûr lorsqu'il s'agit d'immigrer de famille en famille. La suite l'a d'ailleurs bien prouvé.
J'ai perdu mes deux parents d'un coup. L'un ayant été enlevé par la mort, l'autre par les autorités. Privée des deux. Fille unique, je n'avais malheureusement pas d'autre famille. J'ai donc été menée à connaître la joie suprême d'être ballottée, dès l'âge de huit ans et demie, de famille en famille. De foyer en foyer. De parfaits inconnus qui s'amusaient à jouer à la petite famille modèle. Soit par réelle compassion, soit par désir d'argent, soit par envie d'obtenir une petite esclave sur pattes, soit par pure bonté. Étrangement, cette dernière option fut la plus rare, pour mon plus grand malheur. Peut-être aurais-je été capable d'affronter la tragédie si une bonne famille m'avait recueilli. Peut-être. Parce que petite, j'avais un caractère de chien. J'avais du courage, de la révolte, j'étais destinée à de grandes choses. J'aurais pu me relever de cette sombre partie de ma vie si on m'en avait donné les moyens, si on m'avait permis de le faire. Ce ne fut pas le cas. Enchaînant les mauvaises familles et les foyers pour enfants et adolescents difficiles, j'ai tout connu, me renfermant davantage au fil des jours, des semaines, des mois qui passaient. Des blessures craquelaient mon petit coeur de fille à qui on n'avait pas donné l'opportunité de grandir en paix et de s'assumer en tant que femme. A cette époque, par l'intuition, mon réflexe fut de me protéger, faisant en sorte que je survivais au lieu de vivre pleinement. Je n'ai toujours dormi que d'une oreille. J'ai appris où taper si la situation m'y amenait. Je me suis instaurée une règle d'or : ne jamais faire confiance. Et malgré toute cette méfiante, parfois excessive parfois pas assez, je restais cette adolescente au coeur d'enfant, aux yeux tristes, au coeur craquelé, qui traînait des tas de casseroles derrière elle.
Les choses n'allèrent pas en s'arrangeant. Après avoir affronté les différentes familles, qu'elles soient sadiques aimantes ou violeuses, j'affrontais une nouvelle épreuve : la vérité. J'étais une sorcière. Tout s’enchaîna. Je découvrais ce monde encore inconnu, fut propulsée dans une maison représentée par des serpents. Une catégorie dont je ne connaissais rien. Je croyais que les choses allaient changer. Grave erreur. Dès le départ, je fus prise en grippe. La fille fragile, la fille aux chemises trop grandes, l'orpheline sans attache et sans repère, la vagabonde qui a l'air plus paumée qu'autre chose. Paumée, je ne pouvais pas être autre chose. Entre la profonde empathie qui meurtrirait mon coeur à chaque rencontre, et mon passé qui perturbait mes nuits, autant dire qu'on ne m'avait pas vraiment laissé le choix. On aurait pu ne pas m'en tenir rigueur, si j'étais tombée dans une autre maison. Mais non, ce fut celle des serpentards. Et l'un d'entre eux a fait de ma vie un enfer. Aaron. Sales coups, sortilèges en tout genre, aucune pitié. Le pire fut le coup de grâce qu'il me réserva en milieu d'adolescence. Il a tout fait pour que je l'apprécie. Que je craque face à son regard noisette. Il a poussé la séduction jusqu'au bout, a usé de son charme et du certain intérêt que je portais à son caractère impulsif et destructeur - caractère que je croyais plus ou moins semblable au mien sur certains points - et je suis tombée dans le panneau. Il allait le regretter, c'était certain. J'avais désormais une haine en moi, une haine qui se différenciait du laisser-aller dont je faisais preuve jusque là. Ce jour fut marqué au fer rouge, me rappelant à chaque moment à quel point il est facile d'être blessée, et qu'il ne fallait jamais donner l'occasion aux autres de le faire. Surtout les hommes. Jamais. Entre mon père et Aaron, entre autres, j'avais assez d'exemples pour me pousser à couper éternellement tout lien de confiance avec ceux qui oseraient m'approcher. C'était décidé. Les garçons, je les prendrai, puis je les jetterai. La différence est que, moi, je saurai le faire avec respect. Je serai claire très le départ. Je ne donnerai jamais mon coeur, je ne donnerai jamais la clef de mes peurs, ni les histoires qui me tiennent à coeur. Tout ça, à partir de ce jour-là, je l'ai gardé pour moi. N'offrant, à ceux que je trouvais séduisants pour que je m'y intéresse, que ce que je souhaitais bien concéder. Et même pour ce minimum, il faut être honnête : c'était la galère. J'étais fermée. Rien à dire.
Persécutée pendant des années, j'avais du mal à sortir la tête de l'eau. Heureusement, pour la première fois, une main tendue m'a sauvée de la noyade. Luka, elle disait s'appeler. Une guerrière, une battante, qui avait su trouver les méthodes de défense que je peinais à découvrir. Un héros, un modèle. Elle m'a tout apportée. Un toit, une guitare, une sécurité, une protection. Et le plus important, la foi en l'être humain. Un petit souffle de vie qui avait mis du temps à venir, mais qui était vitale à ce moment-là. Eprise par l'assurance, j'ai su re-découvrir la grande gueule que j'avais toujours été. Inspirée par le modèle que je m'en faisais, je comptais bien terminer cette scolarité en beauté. Je comptais devenir une guerrière. Peu importe les efforts à faire, et peu importe les confrontations que je serais amenée à assumer. Il serait peut-être temps de reprendre les rennes. Temps de montrer à Aaron que j'ai ma place parmi les serpentards et qu'il n'aurait peut-être pas dû me réserver un tel traitement. Temps de montrer à Luka qu'elle n'a pas eu tort de croire en moi. Temps de vivre, tout simplement.